[Clos] La Femme

Avec Marc, mon mari, nous en avions souvent parlé, rêvant d’un autre petit être venant ajouter encore plus de vie et d’animation dans nos vies. Je savais que j’étais prête, je savais que j’en avais vraiment envie. Et pourtant, lorsque le test s’est finalement révélé positif, alors que Mark, l'apprenant, me prenait dans ses bras et me couvrait de baisers, un doute s’est formé dans mon esprit. Une ombre au tableau qui me réveillait la nuit et m’empêchait de profiter pleinement de la joie qui aurait dû être mienne. Et si mon coeur n’était pas assez grand pour aimer un autre enfant? Mon amour pour mon fils Nicolas etait tellement inconditionnel, viscéral et puissant… Comment pourrais-je aimer autant un autre être? Et si je n’y arrivait pas? Et si j’en étais tout simplement incapable? Comment pourrais je donner à ce bébé une vie décente? Ce n’est pas juste d’être privé de l’amour de sa propre mère…

J’en était là de mes réflexions lorsque nous sommes partis pour le parc tous les trois. Apres avoir engloutit son sandwich et sa tranche de pastèque, Nicolas commençait à s’agiter, jetant des regards curieux de chaque cotés, impatient d’aller battre la campagne environnante à la recherche d’une sauterelle à attraper ou de grenouilles à observer. Son père choisit ce moment pour faire son annonce. Nicolas réagit immédiatement, tendant ses deux points vers le ciel, il se mit à crier et à rire en même temps. Il se leva et se mit à courir, bien vite rejoint par son père qui, d’un geste, le hissa sur son dos, mêlant leurs rires et leur joie.

C’est à ce moment précis que je compris. L’amour d’une mère est sans limites et inépuisable. C’est une nouvelle branche tout aussi forte que la précédente qui s’échappe du cœur d’une maman pour bercer, protéger et chérir chacun de ses petits. Pour toujours.

"En me voyant dans le miroir ce jour-là, je me souvins, c'était comme si tout ça datait d'hier.
Depuis des mois je ne mangeais presque plus, obsédée par l'idée de mincir, je jalousais mes amies qui étaient pour moi, bien plus belles, grandes, élancées et surtout... minces. Je me sentais moche, grosse, pas à ma place. Au fil des jours cette volonté de maigrir se fit de plus en plus forte, je commençais à sauter quelque repas, testant toutes sortes de techniques pour mincir mais je me sentais toujours imparfaite. Bien sur mes parents ont essayé de m'aider, de comprendre pourquoi je faisais ça, mais ça n'a pas suffit. Mes amies aussi s'inquiétaient, je me sentais jugée, triste, incomprise. Mes parents ont finalement décidés de contacter un psychiatre, j'ai refusé au début, en prétextant que je savais ce que je faisais... ils ont insisté un peu plus et j'ai finalement cédé, le contact n'est pas bien passé au début car je refusais de parler réellement de moi en évitant le sujet et puis j'ai compris au fil des séances, qu'il fallait que j'en parle. Que je parle de mon anorexie. Ce fut dur au début, je ne m'étais jamais vraiment confiée, ni à mes amies et ni à mes parents. Depuis je vais mieux, je me suis rendu compte que je manquais cruellement de confiance en moi et que j'étais facilement influençable, voir cette psy m'a permit de prendre confiance et d'aller mieux. Désormais, je ne me sens plus prisonnière de ce mal-être mais maintenant il faut que j'arrive à tourner la page, à ne plus avoir honte de ce qui s'est passé."

   Nous étions en septembre et les gens du village me disaient: "N'oubliez pas de faire vos provisions pour l'hiver, il sera précoce et froid cette année !"

   Non mais, pour qui ils me prennent ? Pour une citadine qui n'y connait rien à la montagne ! C'est pas faux mais je crois qu'ils essaient de me faire peur. Faire mes provisions en septembre pour tout l'hiver, ça va pas non ! Pfff ! Et pourtant nous sommes le 21 octobre et il n'arrête pas de neiger. Les températures ont chuté énormément, affichant -15°.

   La route était dégagée, je suis donc allée faire des provisions. Arrivée à la supérette, je prends un peu de tout, je flâne dans les rayons, je farfouille.

   Puis l'épicier me dit: "On va fermer ma p'tite dame !"
   -Déjà ! Il n'est que 16h30 !
   - Vous n'avez pas écouté la radio ? Ils annoncent des températures jusqu'à -20, voire plus !

   Je souris.

   - Vous me faites marcher !
   - Non madame vous devriez vous dépêchez de rentrer chez vous et rester au chaud !
   - Merci monsieur !

   Je dépose mes courses dans la voiture, aidée de l'épicier.

   "Merci c'est aimable de votre part.
   - Oui oui, ne tardez pas les hivers sont précoces par ici et très rudes. Nous sommes pour ainsi-dire coupés du monde. Allez, rentrez vite !

   Je prends la direction de ma maison, la neige tombe de plus en plus
   "Mon Dieu, je ne vois rien sur la route ".

   Tout à coup la voiture chasse, la peur m’envahit et je freine brusquement. J'essaye de repartir mais le moteur ne veut plus redémarrer. Le voyant de la batterie clignote.
   "Plus de batterie ! Ça c'est le bouquet ! Je vais attendre au chaud dans la voiture, c'est plus prudent"

   N'étant plus loin de chez moi, je décide de faire le chemin à pied. Je me rappelle de ce chemin. Il traverse la forêt. Je le prends souvent quand je vais au village.
   Mais la neige a tout recouvert, je ne sens plus mes pieds et bien sûr je ne suis pas habillée pour marcher dans un froid glacial. La peur m’envahit de plus belle.
   "C'est quoi ces bruits ? Mon dieu, des loups... Oh et ces craquements! ... Mais par où dois-je aller ? Mais c'est par là pourtant !"
   Je ne reconnais pas mon chemin, j'ai froid, j'ai peur, il fait nuit, j'en ai marre…

   A force de courir et de tourner sur moi-même, je finis par entrevoir des lumières, je cours et vois ma maison. Je n'étais pas loin ! Je cours de plus en plus vite.
   Une fois rentrée chez moi, je prends une douche chaude, me fais une soupe, m'installe devant la cheminée.
   J'allume la télé.
   Les infos annoncent une tempête : " Les habitants du village du Mont-vallées sont priés de ne sortir pas de chez eux et de rester bien au chaud".
   Ils parlent de nous comme étant des victimes d’intempéries.

Quand je rouvris les yeux j’étais chez moi, dans mon salon.
Je ne me souvenais pourtant pas d'être rentrée à la maison... Tout cela était très... étrange...
Et ce bourdonnement dans ma tête c'était insupportable !

Soudain, j'entendis retentir la sonnette de la porte d'entrée.
-J'arrive ! Criais-je. Mais ma voix me parut très étrange, comme un chuchotement, un murmure.
Je me dirigeais vers l'entrée, quand j'entendis la porte s’ouvrir. Je souris. C'était Kristopher, mon compagnon, il venait d'ouvrir la porte à deux policiers en uniforme. Mais qu'est-ce que la police faisait là ?

Je posais la main sur l'épaule de Kristopher, puis m'adressai aux policiers : « Il y a un problè... »
Mais je ne finis pas ma phrase. Quelque chose d'anormal venait de se produire : Je ne sentais pas l'épaule de mon compagnon sous ma main. Pire que ça : ma main traversait son épaule, encore pire que ça : 
ma main était transparente, avec des reflets bleuâtres. Mais qu'est-ce que cela veut dire ?

Je relevai les yeux vers les agents de police. Alors que la femme policière avait vraiment l'air mal à l'aise, son coéquipier un grand blond était en train de parler à Kristopher, et ce dernier avait l'air particulièrement choqué:
- Je crois avoir mal entendu, vous pouvez répéter ?
- Navré monsieur, votre femme a été victime d'un accident de la route. Un conducteur ivre lui a grillé la priorité à un carrefour. Malheureusement elle n'a pas survécu au choc.

Cette nouvelle me fit l'effet d'une bombe. Je suis...morte ? Mais... mais non ! Ce n'est pas possible ! 
Ce doit être un cauchemar je vais me réveiller ! Pourtant à présent mes souvenirs affluent en masse, je me souviens de tout, le bruit, les odeurs cette voiture rouge qui m'a foncé dessus, le choc, la douleur puis... 
plus rien le vide.

J’entends des petits bruits de pas dans l'escalier, c'est ma petite fille, Clémence.
Kristopher a les larmes aux yeux et sa voix tremble :
- Clémence tu devrais être au lit... Va te retoucher !
- Mais papa, je ne peux pas dormir sans que maman m'est lu mon histoire du soir ! Pourquoi elle est toujours pas rentrée maman ? Je veux ma maman !
Oh ma petite Clémence... Si seulement je pouvais te serrer dans mes bras...
Mais à présent, cela m'est impossible.

Je les avais vu. Cela faisait des siècles que mon peuple vivait dans la peur, une peur qui trouvait maintenant sa source dans une réalité atroce. Je les avais vu dévorer mes compagnons. Leurs yeux étaient aussi inexpressifs qu'effrayants. Je n'avais pas choisi de me retrouver en première ligne, je n'avais pas choisi de rester en vie non plus. La seule chose que j'avais pu ressentir en voyant les autres soldats mourir sous la force de crocs aussi grands que des épées, était le soulagement de ne pas être à leur place. Je me détestais, je n'étais pas une guerrière, mais le recrutement avait été rapide et surtout, forcé.

Je m’apprêtais à nouveau à partir au combat, je ne le voulais pas, la peur qui m'habitait était si forte que je souhaitais mourir, mais pas comme ça, pas ingérée par ces créatures. Je voulais choisir ma mort. Je sentais des larmes froides coulées le long de mes joues contractées, ils étaient là, plus monstrueux que jamais, nous devions protéger la capitale, l'ordre fut donné. Mes membres ne bougeaient pas, j'étais pétrifiée, pétrifiée par cette peur dont j'étais victime et qui me tordait les entrailles. L'impuissance était ma seule compagne.

Un cri déchira le ciel, le caporal était pris, enserré par une mâchoire terrifiante, qui se resserrait un peu plus à chaque instant sur son abdomen qui semblait aussi tendre que du gibier. Son regard vide et exorbité, lorsque la vie le quitta, était tout bonnement horrifiant mais surtout, plongé dans le miens. La simple vue d'une telle quantité de sang fit naître une douleur panique à l'intérieur de mon estomac. Mes muscles se contractèrent un peu plus alors que je m'élançai en avant, la nausée au bord des lèvres.

Le silence est d’or… La pression retombe, mon pouls ralentit. Je sens que tous mes sens sont en éveil. Le sang coule le long de ma joue, il perle et s’écrase sur le sol.

Mon agresseur a un grand sourire, il se baisse, prend mon menton entre ses doigts, colle un baiser sur mes lèvres sèches et assène un grand coup. Je m’étale par terre à moitié morte. Je ne pleure pas, je ne crie pas, je reste indifférente à la douleur. J’y suis tellement habituée. Il me frappe encore jusqu’à ouvrir une autre plaie moins profonde mais toute aussi traumatisante. 

J’ai l’impression de mourir dans cette salle avec mon prétendu petit copain violent. Malgré la violence qu’il dégage, je le trouve magnifique. Son rictus est assez marqué, son sourire est tout aussi démoniaque que son corps.

Il a quelques cicatrices sur ses bras. Mon petit copain a quelques brûlures sur les doigts et une grande balafre qui lui donne un air très mystérieux. Il a du sang sur les mains, à force de me frapper sans doute. Je me demande pourquoi il s'acharne sur moi, je n'ai rien fait pour mériter ça, ce châtiment est horrible. Il doit prendre goût à la couleur du sang. 

Dan lance un rire sadique et sort des clefs pour finalement les agiter sous mon nez mais je n’ai pas la force de les attraper. Il me frappe une dernière fois.

Je m’enfonce dans le sol, abattue. Mes yeux se ferment sur la vision de Dan sortant de la salle, en laissant tomber un double des clefs, comme pour m'inviter à partir. Mais trop tard, mon corps ne réagit plus et tombe lourdement dans un profond sommeil. Une larme s’échappe… En silence…

J’avais répondu non. Non à me marier avec lui. Non à souffrir. J’ai refusé pour survivre…

"- Oh mon Dieu!! Qu'ai-je fais ?"

Des larmes coulent le long de mon visage alors que les derniers reflets de vie quittent son regard. Je l'ai tué... En me défendant. Je regarde mes mains couvertes de sang et j' hoquette de dégoût. J'essaye tant bien que mal de les essuyer sur mon short. Mais ça ne semble pas partir. J'ai un second hoquet, je n'ai que le temps de me pencher sur ma droite pour vomir. Je panique complètement et j'ai du mal à respirer.

Soudain, j'entends des bruits de pas qui viennent vers moi. Je me fige, glacée par la peur. Quelqu'un arrive... Un bourreau ou un allié ? Tâtonnant le sol de ma main gauche, j'attrape le couteau appartenant à mon ancien camarade mort. Espérant faire le moins de bruit possible, je m'éloigne vers les buissons. À peine ai-je atteint mon but, que je vois Loïc surgir, armé d'un fusil prêt à servir. Il regarde autour de lui puis s'agenouille près du corps. Je profite de cet instant, pour m'éloigner dans la forêt...

On ne méritait pas ça...

Victimes d'une société totalitaire qui a peur de ses jeunes, de leur rébellion, et de leurs individualismes, nous sommes devenus les pions d'un " jeu" créé par les adultes. Plutôt de voir leurs propres fautes, et l'avenir pessimiste qu'il nous laisse, ils préfèrent nous forcer à suivre leurs lois. Et quelles lois ! Envoyez une classe de terminal, prise au hasard dans n'importe quel lycée, dans un lieu inconnu avec pour consignes de s'entre-tuer afin qu'il n'en reste qu'un. Tel un rituel de passage a l'âge adulte où le "gagnant" , à travers sa détermination et son instinct de survie, peut prendre place dans la société.

Ou bien est-ce surtout une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes pour nous mettre sous leur joug ?
Par malheur, nous sommes les premiers à tomber sous le coup de cette loi sordide...

Je m'arrête totalement essouffler et pleure de nouveau... Je ne voulais pas le tuer. Malheureusement certains élèves jouent " le jeu" sans aucune pitié. Leurs instincts de survie ont effacé tout sentiment d'amitié ... Ce garçon, si calme, s'est changé en un meurtrier au rictus sinistre m'informant que j'étais sa troisième victime...

Je sens, tout d'un coup, une présence derrière moi. Lentement, je me retourne et vois Loïc me visant avec son fusil... C'est la fin... J'ai un sourire las. Je n'ai pas la force de me défendre s'il faut que je tue de nouveau. Je jette le couteau devant moi et ferme les yeux. Pardon papa... Pardon maman...

Rien ne se passe. J'ouvre les yeux... Il a baissé son arme et pendant un instant, nous nous regardons sans échanger un seul mot... Soudain, un coup de feu résonne non loin de nous. Je sursaute en regardant  tout autour de moi. Je ne fais même pas attention que Loïc s'est rapproché. Il attrape ma main et me dit qu'une chose :

"Cours !"

Victime de guerre

Devant cette vieille photo en noir et blanc, Violette se remémorait son enfance.
Cette photo avait été prise à la fin de la guerre, dans leur rue, par sa mère.
Tout était à reconstruire, de sa maison il ne restait plus rien.
De cette époque où elle était très jeune, elle ne conservait que des brides de souvenirs, et c'était mieux ainsi.
Le temps avait œuvré en jetant un voile sur les moments les plus douloureux.
Mais là devant cette photo des flashs lui revenaient. Elle se rappelait le parfum de sa mère, son sourire. Elle qui n'avait pas réussi à la faire sourire pour la photo.
Violette était bien trop impressionnée par ces immenses tas de gravats.
Elle ne reconnaissait plus rien, sa mère lui avait affirmé que c'était leur rue, mais elle n'arrivait pas à y croire. C'était tellement différent!
Elle se rappelait l'instant où elle avait pris conscience du désastre, le choc violent qui l'avait transformé à jamais .
Ce jour là, elle s'était dit qu'il fallait faire le bien, aider son prochain pour que de tels souffrances ne se reproduisent plus .
C'est ainsi que bien des années plus tard, elle s'était retrouvée dans un hôpital pour essayer de soulager la douleur.

Elle s'était toujours sentie prisonnière. Victime de ses complexes, de sa peur du regard des autres, du qu'en dira-t-on…, elle se murait derrière ses certitudes.
Celles qui l'empêchaient de sortir et de se confronter au monde. Elle se confinait, se cachait derrière les murs.

Mais un jour, une longue et intense réflexion l'amena à comprendre que tout ceci n'était que poudre aux yeux.
Elle se croyait tranquille, heureuse dans son petit cocon ; il était tellement facile d'y croire, de s'en donner l'illusion.
Mais elle se rendit compte qu'en fait elle était prisonnière de son état et de ses peurs.

Alors, elle s'astreignit à suivre le lent processus qui lui permettrait de s'ouvrir. Ce ne fut pas sans heurt. Bien des fois, elle se réfugia à l'abri des murs. Bien des fois elle renonça à sortir. Le chemin lui parût interminable, infiniment long…
Mais petit à petit comme une chenille qui peu à peu se transforme en papillon, elle réussit à vaincre ses peurs et à s'ouvrir. Au monde, aux autres, à l'autre.