[Clos] La Femme

Petite suggestion dite avec douceur qui en réalité était un ordre. Emma le savait : si tout n'était pas prêt à 19h pile, c'est elle qui l'aurait, la tarte. Son mari... Il n'était pas beau mais certainement plus qu'elle vu le nombre de fois où il lui avait gentiment dit qu'elle était moche à en pleurer. Un vrai laideron. Sauf bien sûr quand elle portait ce qu'il avait choisi, là elle était passable voire jolie, elle ne lui ferait pas honte devant leurs amis. Ou plutôt ses amis à lui, elle avait dû s'éloigner des siens bien avant leur mariage. Ceux de son mari n'arrêtaient pas de lui dire qu'elle avait de la chance de l'avoir. Une perle, cet homme. Une perle, oui... Du moins quand il ne pensait pas à l’humilier ou à la frapper. Les coups pouvaient être vite masqués avec du maquillage et puis monsieur était intelligent, il se maîtrisait pour ne pas lui laisser trop de traces. Mais il avait plus de mal à maîtriser sa langue. Puis la rabaisser devant un public, ça avait quelque-chose de jouissif. Et puis ces derniers le comprenaient... Avec le temps et beaucoup de patience ; il leur avait fait bien comprendre qu'Emma était une bonne à rien et qu'elle avait une chance énorme qu'il l'ait choisie. Elle ne travaillait pas, il l'entretenait, tous les hommes ne seraient pas aussi conciliants. Pourtant elle aurait aimé gagner sa vie mais lui au début, avait été assez malin pour lui intimer d'attendre au cas où un heureux évènement arriverait et puis il gagnait bien assez pour deux... Mon Dieu, heureusement que l'heureux évènement n'était pas venu au monde ! Et maintenant, elle se retrouvait là, dans cette foutue cuisine. Putain qu'elle la trouvait laide... Tout le monde l'a complimentait : "qu'elle est belle et grande ! J'en connais une qui a été gâtée". On se demande pourquoi ce cadeau hein, vu que son cher et tendre trouvait toujours quelque chose à redire à ses plats. Elle qui voulait du neuf, du moderne, elle avait eu droit à cette cuisine qui lui donnait l'impression d'être à la campagne. Elle n'avait même pas eu le choix de sa prison. Ah oui prison, c'est bien le mot... C'est vrai, en fait. Elle prit son portable et chercha le numéro de son frère. Lui savait ou du moins avait compris et contrairement à leurs parents qui voyaient dans la mari de leur fille un homme admirable, lui aurait voulu le tuer. Il voulait amener sa sœur loin de ce malade mais l'idée de la brusquer, elle qui était déjà si fragile, l'avait retenu. Mais là, elle l'appelait. Elle voulait partir. Il quittait son boulot et arriverait dans la demi-heure, le temps qu'elle prenne le nécessaire. Il était heureux et fier d'elle. Sa grande sœur avait enfin trouvé la force de se libérer de ses chaines...

Je m'assois en grimaçant de douleurs sur le banc et je pousse un soupir. Il est vrai, qu'en période d'auditions, les esprits mesquins se révèlent et cherchent à piétiner le moral des autres danseurs. Et cela pour un rôle de soliste... "Le rôle" que rêvent de nombreuses danseuses...

"Giselle, Giselle..."

Ce prénom s'échappe de mes lèvres tel un mantra alors que j'enlève mes chaussons. Aïe! Je saigne pas mal du pied gauche... Ça m'apprendra à forcer sur mes pointes. Oubliant la douleur, je commence à me soigner. Je n'abandonnerai pas... Malgré la douleur et le stress, je dois rester forte!

Mon regard se pose sur un livre que j'ai fait tomber de mon sac: une photo y a glissé...
Je souris. C'est un souvenir du premier ballet que j'ai vu à l'âge de 8 ans. La danseuse étoile avait une allure de fée à mes yeux. Elle était si belle et si magique!

Des rires me sortent de mes réflexions. Deux danseuses me lancent des regards moqueurs en se dirigeant vers leurs casiers. Je ramasse mes affaires sans m'occuper d'elles et me dirige vers la sortie.

Je ne baisserai pas les bras, malgré les moqueries et les larmes!

"-Quelques pas de danses pour mon rêve, me dis-je, ... Quelques pas de danse..."

Voilà la lettre que j’ai reçue aujourd’hui ! Aujourd’hui ! Il ne me reste donc que quelques heures avant d’abandonner mes deux amours à ces gens qu’ils ne connaissent pas ! C’est impensable ! Comment pourront-ils grandir, s’épanouir avec ces personnes qu’ils n’ont jamais vu, qu’ils n’ont même jamais rencontré ? Depuis mon arrivée dans cette famille, peu après la mort de Mariette, la femme de Pierre, alors qu’elle venait de mettre au monde sa superbe petite Melissa, je n’ai jamais vu ces personnes entrer dans la splendide demeure de mon Pierrot. Simplement parce que depuis des années, ils n’étaient pas d’accord avec la vie et la femme qu’avait choisi leur fils unique. Et maintenant, ils réclament cette garde ! C’est simplement pour mettre la main sur la fortune de leur fils. Surtout ne pas laisser échapper la moindre pièce… Mais prenez-le cet argent ! Prenez-le ! Et laissez-moi les enfants… Je suis comme une mère pour Mélissa qui n’a jamais connu la sienne et Guillaume est si timide, si fragile… Et puis il faut bien le dire, au fil des mois, je suis devenue plus qu’une simple gouvernante pour eux… et pour leur père aussi. Mon Pierrot… Dire qu’il s’apprêtait à me demander en mariage ! Il voulait qu’on forme une famille, une vraie famille. Avec ses enfants à lui, à nous finalement… Il disait qu’on ne sait jamais ce qui peut arriver, qu’il faut toujours assurer ses arrières… Mais pourquoi a-t-il fallu que tout s’arrête si brusquement ?
Je n’ai donc plus rien. Plus qu’à repartir comme je suis arrivée un jour de printemps. Repartir et ne plus jamais les revoir… Non ! Non, ce n’est pas possible ! Je sais qu’un jour je reverrai mon Pierrot, mon âme, un jour lointain j’espère, mais un jour sûrement. Mais mes deux petits amours… Non, je ne peux pas leur faire ça ! Je ne peux pas me faire ça. Je ne peux pas. Je me battrai… je trouverai la force… Je me battrai jusqu’au bout… de toutes mes forces !