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« Dans des contrées lointaines vivait un homme. Tout le monde connaissait son nom et beaucoup de choses se racontaient sur sa personne. On le disait beau comme un Dieu, laid comme une bête, certains le voyaient comme un génie et d’autres comme un fou aux pouvoirs destructeurs, on en parlait comme le défenseur de la veuve et l’orphelin, d’autres disaient que ses mains étaient couvertes de sang… Mais quel est donc la vérité ? Et bien, je vais vous la conter… »
C’est une bien triste histoire, en vérité. Tout commence il y a une trentaine d’années. L’individu était alors un jeune homme à qui tout souriait. Hollinder – c’est ainsi que ses parents le nommèrent – était à peine sorti de l’enfance, dix-sept printemps tout juste. Les filles étaient subjuguées par sa musculature développée et son air de tendre angelot. Il avait du succès mais n’avait jamais profité de la situation. En fait, il était plutôt emprunté avec le sexe opposé et préférait rester à l’atelier avec ses enclumes et ses marteaux. Car son père lui avait appris le métier de forgeron. C’était une profession exigeante et douloureuse, il ne fallait pas ménager ses efforts, mais Hollinder aimait l’odeur du fer que l’on chauffe, il aimait tenir fermement la poignée d’une arme solide et élégante, il aimait surtout voir sortir des flammes une œuvre unique, fruit d’un dur labeur. Son métier était toute sa vie et il y excellait, surpassant même son maître et père.
Malgré son jeune âge, il était respecté et souvent écouté aux conseils du village. Sa tranquille sagesse, son amabilité à toute épreuve alliée à un charisme étonnant en faisaient un leader-né. Tel était Hollinder au sortir de l’enfance : un cadeau béni des Dieux pour ses parents emplis de fierté, mais aussi pour tout le village qui appréciait chacune de ses qualités exceptionnelles.
Hélas, ça devait être trop de faveurs pour un seul homme, car le Destin se chargea bien vite de corriger la chose.
Il y avait au village une fille, LA fille, celle qui faisait tourner toutes les têtes, celle qui était jalousée et désirée. Blandine avait le cou élégant du cygne et la toison dorée comme les blés. Sa peau était de la nacre pure et ses yeux deux lacs aux eaux profondes et changeantes. Oh oui, elle était belle Blandine, comme savent l’être les filles de par chez nous, robustes et délicates, innocentes et désirables, anges de candeur et diablesses au sang chaud.
Hollinder, qui avait toutes les filles à ses pieds, tous les meilleurs partis, toutes les plus jolies oies blanches, ne rêvait que de Blandine. Et Blandine, superbe et royale, l’ignorait purement et simplement. C’est que les filles les plus intéressantes le savent – qu’elles sont intéressantes – et savent en jouer.
Blandine savait jouer au jeu de la séduction, elle était experte. Attention, n’allez pas croire qu’elle était la dernière des gourgandines. Que nenni ! Elle était aussi pure qu’une rose immaculée dans la rosée du matin et la moralité la seyait comme un manteau ajusté sur mesure. Mais elle aimait qu’on l’aime. Etre l’attention du plus beau jeune homme du village flattait son ego et elle voulait être sûre qu’il l’aimait assez pour lui faire la cour malgré ses airs glaciaux.
Car Blandine aimait Hollinder, malgré une feinte indifférence, depuis son plus jeune âge. Elle s’était juré au plus secret de la nuit de n’épouser que lui. Mais elle commençait à s’agacer de la timidité du jeune homme. Elle voyait bien qu’il lui tournait autour et lui lançait des œillades à la dérobée.
Ce petit jeu durait depuis bien trop longtemps au goût de la jouvencelle enflammée. Elle décida de presser un peu le mouvement. Ce fut elle qui laissa tomber un billet aux pieds d’Hollinder. Ce fut elle qui lui donna ainsi rendez-vous à l’Arbre des Amours. Ce fut elle qui attendit impatiemment que le jeune indécis veuille bien prendre son courage à deux mains pour sortir la nuit en cachette retrouver l’audacieuse. Ce fut elle encore qui l’embrassa à pleine bouche et s’enfuit dans un rire guilleret. Ce fut elle enfin, qui, une semaine plus tard, demanda sa main à Hollinder.
Le pauvre jeune homme n’avait rien vu venir, il se croyait haï de la belle, ou tout du moins jugé inintéressant. Et voilà que son plus cher rêve s’exauçait. Les accordailles furent accueillies avec joie par tout le village : ils étaient tant assortis, à coup sûr leurs enfants seraient exceptionnels !
On fit tout dans les règles, comme la tradition l’exigeait, afin que le bonheur inonde l’hymen. On invita le seigneur, on lui offrit de célébrer l’union. C’était là les prérogatives du seigneur, bien sûr, mais il ne se déplaçait que pour les mariages qu’il jugeait dignes d’intérêt. Manifestement, cette union lui avait paru exceptionnelle et il vint au matin du mariage pour bénir les deux amoureux.
La fête dura toute la journée, le vin et l’hydromel coulèrent à flots, les rôtis et les ragoûts rassasièrent les convives et ravirent leurs papilles. Assurément, ce fut une belle fête où chacun s’amusa tout son soûl et les époux plus encore que les autres. Mais l’impatience commençait à les gagner et ils voulurent quitter la fête en catimini alors que la nuit était bien entamée, pour enfin consommer ce qu’ils n’avaient encore jamais goûté.
C’était sans compter sur le seigneur qui, serpent perfide, avait ri à la table des épousés, les avait congratulés et leur avait souhaité le meilleur pour leur vie future, alors qu’en son for il convoitait les formes généreuses de la mariée et fomentait un plan pour s’en délecter.
Voyant les tourtereaux tenter de s’envoler, il leva bien haut son gobelet et les héla avec sonorité, de sorte que tous ceux présents purent entendre ce qui fut dit :
« Hola, mes bons amis, il n’est guère courtois de partir ainsi sans même penser à me saluer. Je vous ai observés toute la journée et je puis dire sans mentir que je vous vois très amoureux l’un de l’autre. Cet amour me plaît et je veux l’honorer de mon illustre présence. Dans l’ancien temps, il était d’usage que le seigneur soit le premier, puis que le mari le suive. C’était ainsi, et c’était une belle tradition qui assurait prospérité au couple ainsi honoré. Je veux aujourd’hui vous honorer de la sorte, mes amis. Soyez bénis et vive la mariée ! »
A ses mots, les gens d’armes du seigneur s’emparèrent de Blandine. La pauvrette se débattit tant qu’elle put, mais elle n’était pas assez forte face à deux montagnes décérébrées. Hollinder, quant à lui, n’eut pas le temps d’intervenir tant ça lui semblait irréel. Le temps qu’il reprenne ses esprits et qu’il réalise l’ampleur de son malheur, Blandine était déjà seule avec le seigneur dans la chambre qu’on lui avait attribué au village. Le mari « honoré » réagit enfin au premier cri. Il courut jusqu’à la forge et s’arma du mieux qu’il put. Il chargea sans réfléchir, désireux de faire le plus de mal possible pour arriver jusqu’à Blandine. Hélas, il n’était que forgeron. Dans sa fureur, il parvint à blesser deux des gardes, mais il fut vite maîtrisé et ligoté. De là où il était, il put entendre les hurlements et les plaintes de sa douce, impuissant, ses blessures saignant bien moins que son cœur brisé.
La pauvre enfant, impétueuse et courageuse, ne pouvait pourtant pas faire grand-chose. Le seigneur était dans la force de l’âge et bien bâti, il eut tôt fait de vaincre toutes les résistances. Et il se délecta de ce mets de choix, pendant longtemps. On ne se souvient plus au village de la mine réjouie du seigneur quand il partit le lendemain matin. Mais on se souvient bien encore de la pauvrette couverte de bleus, son beau visage ravagé par des larmes douloureuses, ses yeux vidés de toute émotion et sa bouche tuméfiée aux plis amers. On se souvient aussi de l’attitude pénitente d’Hollinder, de cette culpabilité qu’il se mit à porter depuis ce jour-là pour ne jamais s’en défaire.
Oui, il n’était plus que le mari incapable de protéger sa jeune épousée, l’homme à l’honneur bafoué qui avait laissé sa femme aux mains souillées de l’infâme, le cocu au vu et au su de tous.
Les mois qui suivirent, vous vous en doutez, furent terribles. Le couple vivait des heures sombres. Blandine ne se remit jamais vraiment de l’outrage, ni Hollinder d’ailleurs. Depuis cette fatidique nuit, les époux n’avaient pas encore consommé leur hymen et déjà le ventre de la jeune femme s’arrondissait. Oui, Blandine avait été engrossée par le seigneur durant son droit de cuissage, et chacun le savait, mais tous le taisait. C’était le secret du village. Hollinder ne savait que faire pour plaire à sa femme et pour se faire pardonner son impuissance à la défendre. Il la cajolait, la traitait comme une reine, tentait toutes sortes d’approches. Mais Blandine jamais ne put pardonner ou oublier ce qui lui était arrivé. Elle ne put plus jamais sourire et l’étincelle de la vie avait définitivement déserté son regard. Elle accueillit le bébé dans l’indifférence, n’ayant à aucun moment de sa grossesse manifesté ni dégoût ni joie. C’était en fait comme si les émotions lui étaient désormais interdites, elle n’était plus qu’une coquille vide, sans âme.
Quand l’enfant naquit, Hollinder l’adopta, l’aimant comme un père dès le premier regard, malgré sa conception monstrueuse. Car l’enfançon n’était pour rien dans cette histoire et n’était qu’un être innocent, une victime de plus du seigneur perfide.
L’enfant grandit, c’était un marmot gai et charmant, qui ressemblait beaucoup à sa mère avant le drame. Lui seul pouvait parfois tirer de Blandine un soupçon de sourire ou une miette d’éclat de rire. Hollinder l’aimait profondément et commençait à le former comme son père avant lui. Seulement, le seigneur avait eu vent de cet enfant, le seul de sa descendance qui lui fût connu. Voyant la maladie l’affaiblir de jour en jour et raccourcir insidieusement sa vie – ce n’était que justice de l’avis des villageois écœurés par ce bonhomme – il eut peur de mourir sans héritier pour prendre sa succession, insigne déshonneur pour cette vieille famille au sang bleu. Un bâtard ferait bien l’affaire pour remplir le rôle d’héritier, et il fit mander le garçonnet.
Il fallut l’arracher des bras de sa mère, comme autrefois on arracha sa vertu. Hollinder ne put une fois de plus rien faire. Que pouvait bien faire un forgeron face à une dizaine d’hommes en armes ? C’en fut plus que Blandine ne pouvait supporter. Elle n’avait vécu que pour cet enfant finalement. Elle ne dit plus un mot de ce jour-là et s’effaça en silence du monde des vivants. Elle se laissa mourir et laissa Hollinder ruminer ses échecs et son impuissance.
On aurait pu croire que le fils d’Hollinder aurait la belle vie, c’est justement ce qui faisait tenir le forgeron. Mais il mourut jeune, victime d’un complot. Un cousin qui voulait l’héritage, une sombre histoire que je ne conterais pas aujourd’hui.
A la mort de ce fils qu’il aimait toujours, qui était son dernier lien avec l’amour de sa vie, Hollinder s’enfonça dans les bois, il abandonna le commerce des hommes et vécut depuis lors comme un ermite, passant le temps à chasser et à perfectionner sa maîtrise des armes blanches. Si vous êtes une femme éperdue ou un enfant lésé, vous serez bienvenu à sa table, il pourra même vous aider si votre histoire le touche. Mais si vous êtes un riche seigneur, passez votre chemin, il pourrait vous en coûtez bien cher. Car Hollinder est désormais capable de se battre, et la mort, sa compagne, ne l’effraie pas. Il tue tous ceux qui lui rappellent un tant soit peu le seigneur qui brisa sa vie.