Les mains posées sur la rambarde ouvragée, je contemple les jardins illuminés de l’Empereur Hannon. On y voit comme en plein jour ! Je suis en retard, et pourtant, je ne peux m’empêcher d'observer la foule. De grand globes nimbent dans une lueur orangée les silhouettes des invités qui se promènent le long des allées. Ce n'est pas le solstice d'hiver que l'ont fête ici, mais affaiblissement du maléfique dieu nocturne des croyants du Disque, et de ce fait, l'allongement des jours. Tout le monde restera à l'extérieur cette nuit, une ultime bravade au dieu des Ombres qui cette année encore n'aura pas imposée la nuit éternelle aux hommes ! Les danses animées et les alcools forts réchaufferont nos cœurs.
Je descend les marches, seule, alors que mon frère Liadon aurait du être à mon bras. Plus bas, je croise des regards hostiles, parfois indifférents. Mais la plupart détournent les yeux : ce n'est pas moi que l'on remarque, mais son absence.
Ma longue robe de soie sombre, vaporeuse, flotte au grès du vent, dévoilant parfois mes chevilles d’albâtres, ce qui aurait été inconvenant partout ailleurs. Je n'ai pas froid. On est bien loin de mes montagnes, où à cette époque, même notre capitale se retrouve coupée du monde, les cols envahis par la neige. Si loin au Sud, les bras pourtant découverts, je ne ressent pas la morsure de l'hiver. Le châle noir qui drape mes épaules est un simple ornement.
Noir.
Au lieu des jaunes vibrants et des rouges criards typiques de la mode de Thovan, tout l'empire est vêtu de noir. Le décès de l'Impératrice il y a un cycle lunaire déjà, l'affliction et les rumeurs qui l'accompagnent, a comme jeté un voile sur l'éclat de la cérémonie. C'était une femme incroyable et aimée : aînée du dernier des rois Bâtisseurs, offerte à l'impitoyable Empereur pour sa miséricorde. La seule capable de tempérer les humeurs sombres de son époux. Mais Laodice avait la santé fragile, et on raconte qu'elle ne s'était jamais vraiment remise de son premier accouchement.
Alors que j'approche de la de la cour circulaire au centre des jardins, qui fera ce soir office de piste de danse, je l’aperçois. Bakarad, le grand prophète, une robe noire brodée d'un pourpre vif qui pend lamentablement sur la silhouette émacié. Au côté du colossal empereur, il a l'air d'un enfant.
Nos regard se croisent un instant, son visage masqué d'argent m’empêche de distinguer son expression. Mais j'imagine qu'elle n'a rien d'aimable. En accusant mon frère du meurtre de l'impératrice, sans la moindre véritable preuve, il ne fait que retarder mon mariage avec Theob, fils de l'empereur. Il voit d'un mauvais œil cet alliance avec un peuple d'infidèles barbares, c'est de notoriété publique, mais Hannon a besoin de l'armée de mon royaume.
Ce dernier m'observe à présent, avec ce qui me semble être une mine compatissante, bien inhabituelle chez lui. Je presse le pas, mal à l'aise…
« Et vous voilà enfin, Sianja. Étant donné les circonstances, il semblerait que ça soit à nous d'ouvrir le bal »
Le prince Theobaad s'exprime d'un ton monocorde, comme à son habitude. Je prend son bras, et il m'emmène sans plus de cérémonie jusqu'au centre de la piste, tandis que le silence règne autour de nous. Les musiciens ont brusquement cessé de jouer, et se préparent à entamer une air plus approprié à la danse.
Je suis bien loin de maîtriser la valse Thovarianne, et tandis que tout le monde nous observe à présent, mon cœur bat plus fort. Je remarque qu'avec mes sandales aux hauts talons, je dépasse mon partenaire, qui n'est lui même pas bien grand. Alors que j'essaye d'adapter maladroitement mes foulées, lui se déplace avec grâce, non pas celle d'un noble habitué aux bals, mais avec l'agilité d'un guerrier, habitué à danser une tout autre sorte de danse. Si il a remarqué ma maladresse, il n'en dis rien, affichant une expression indéchiffrable.
Intriguée, j'essaye d'effleurer son esprit avec la Vision. A l'inverse du Don de Frin'ja, qui permet d'affecter les émotions de ceux qui nous entourent, la Vision doit permettre de comprendre ceux qu'ils ressentent. En repensant aux enseignement de Valdr, j'essaye de faire le vide dans mon tête… et manque de trébucher. Trop concentrée sur mes pas, impossible de quitter mon propre corps.
Mais petit a petit, je prend confiance, enivrée par la musique. J'ignore ce que j'aurais du ressentir en utilisant la Vision, d'après mon Gardien, chacun a une façon différente d’interpréter ces informations extérieure à notre esprit. Alors qu'une brume légère inonde la cours, il me faut un instant pour comprendre ce que je suis parvenue à faire.
Un phare dans la nuit. Dame Ankalie, sœur de l'Impératrice, flamboie d'un amour féroce, presque maternel, pour son neveu dont elle observe la danse. Au dessus de sa frêle silhouette, pourtant, plane l'ombre de l'amertume qui menace de la dévorer tout entière. Éblouie, je ne peux que détourner les yeux.
Le prêtre fanatique, loin d’éprouver du dégoût en me voyant au bras de Theobaal, rayonne. La ligne éclatante de ses dents se dessine sur sa figure sombre, et ce sourire inattendu suffit à me faire frissonner. À ses côté, une bête féroce, la barbe taillée en pointe, le crane couronné, se débat sans le moindre espoir de l'emporter. Ses pattes, aux poils couleur d'ébène, sont cerclées d'or, reliées à des chaînes suspendues dans les airs comme les fils d'un pantin. Sa vie lui échappe peu à peu, mais en son cœur, rougeoient encore les braises de la rage et de la révolte.
Et tendis que mon regard enfin se pose sur mon partenaire, je suis engloutie par l'obscurité. La lumière diffuse des réverbères est soufflée par les ténèbres, que même l'éclat lunaire ne parvient plus à percer. Il n'est plus un homme. Il est le devoir incarné, l'obéissance résignée, son cœur bat au rythme de celui de l'empire. L'étincelle mourante de ses désirs propres se terre dans les profondeurs de son esprit.
Il n'y a plus de place en lui pour l'amour, la compassion... ou la honte.
La lumière de nouveau envahi le monde. Je suis au sol, suffocante, aveuglée. Theobaal me tend la main, le regarde vide alors que raisonne encore dans mon esprit ses propres remords qu'il tente en vain de faire taire. Son simple contact m'est insupportable.
Agitée par mes sanglots, je me relève et prend la fuite dans les allées ordonnées des jardins.
Des vagues à l'écume opaline viennent se briser sur les parois rocheuses.
Assise sur la rambarde de la terrasse suspendue, mon regard se perd dans les eaux nocturnes, mais j’entends le bruissement de l'herbe sous ses pas, et me retourne. Le prince, les épaules voûtées, ses boucles sombres agitées par le vent, m'observe en silence.
« Mon frère…. Vous allez l’exécuter, n'est ce pas ? Il n'a jamais été question qu'il survive ?
— Demain, dès l'aube. Il sera exposé à l’œil inquisiteur du Disque Solaire sur la place de l’Éclipse, si il est encore en vie au couché...
— Mais il ne survivra pas... Oh Liad ! » Je ne cherche plus à retenir mes larmes « Vous connaissez mon père. Vous n'avez plus besoin de m'épouser, tant que je serais retenue ici, il sera sous votre emprise.
— Et pourtant si. Vous serez sa seule héritière, Sian, certains de vos cousins le contesteront sûrement à la mort du Seigneur Oban, mais à ce moment là, il sera déjà trop tard. » D'un murmure, il ajoute « Ni vous, ni moi, n'avons voix au chapitre.
— Non… Non, Theob, je ne peux pas accepter ça.
— Alors battez-vous Sian » ses pupilles d'onyx sont fixées sur moi « Si vous voulez vous éviter ce destin, si vous voulez éviter ce destin à votre peuple, faites tout ce qui est nécessaire. ».